Vendredi 22 novembre
Edito
Stéphane Babey
La mangeoire électronique
En Suisse, plus de 50 % de la population serait accro à son
téléphone portable. C’est un sondage qui le dit, réalisé par
Comparis.ch, donc n’ayant pas valeur scientifique. Car en
réalité, lorsqu’on emprunte les transports en commun ou
qu’on se balade en ville, on aurait plutôt l’impression que ce
chiffre avoisine les 90 %.
Formidable outil, le smartphone n’a pas tardé à se transformer
en engin d’asservissement des masses au service des
multinationales de la tech. Au moyen de méthodes conçues
scientifiquement et cyniquement, les géants de la Silicon
Valley ont progressivement colonisé nos cerveaux. Ils ont
sciemment implanté tous les mécanismes de l’addiction dans
leurs produits pour en faire la drogue électronique du
XXIe siècle. Et à l’instar des industries du tabac ou du
sucre avant eux, s’aidant des faramineux trésors de guerre
accumulés à la suite de leurs méfaits, ils mettent tout en
oeuvre pour éviter une régulation du secteur.
Veaux dociles hypnotisés par les phares de la voiture qui va les
écraser, les humains se sont métamorphosés en machines à
bouffer de la pub au kilomètre, à ingurgiter de la désinformation
à la tonne. Leur pouce qui fait indéfiniment défiler l’écran
est devenu l’instrument de leur lobotomie auto-infligée. Et
pendant que chacun s’intoxique consciencieusement devant sa
mangeoire, à coups de vidéos de chatons et de défis TikTok, le
monde s’écroule autour de nous.
Dans Orange mécanique de Stanley Kubrick, Alex est forcé de
visionner des images violentes avec des écarteurs pour que ses
paupières ne se referment pas. Dans 1984 de George Orwell
et dans Nous autres d’Eugène Zamiatine, les populations sont
forcées de regarder la télévision ou d’écouter les haut-parleurs
qui diffusent la propagande en permanence. Même les meilleurs
récits d’anticipation ne prévoyaient pas que le gavage se ferait
sur une base volontaire ! Dupé par la dopamine sécrétée devant
les images colorées des écrans, notre cerveau, qui a amené la
civilisation à des sommets d’invention, sera également l’agent
de notre propre perte. Joyeuse zombification à tous !